« Navy gay ! Navy gay ». Le vieux chauffeur de taxi, gants blancs et képi, sortait ses lunettes épaisses comme un plexi-glass de patinoire tout en gesticulant vers moi. Julie, Marine et mes parents étaient entassés sur la banquette arrière du Corolla Crown japonais. Mon père avait des bagages jusque sur la tête. Notre vieux chauffeur, du haut de ses 110 ans, manipulait son atlas de la ville de Hiroshima, une loupe 10x supportant ses épaisses lunettes. Il continuait de maugréer poliment « Navy gay ! ». Je me disais presque qu’il avait gardé en grippe certains soldats américains.
Ah ben tabarn@?& ! Là, je me suis trouvé con, et pas juste un brin. Je sors mon cellulaire, tape rapidement le nom de l’appartement où nous logerions pour les prochains jours. Je montre l’écran à notre chauffeur, dont le visage s’illumina. Il approuva : « Navigate ! Navigate ! ». Ma bière, prise à 350 kilomètres à l’heure dans le shinkansen à partir d’Osaka, avait visiblement altéré mes aptitudes communicationnelles internationales.
Toujours dans le taxi, à proximité de notre appartement hiroshimien, Marine semblait regarder attentivement à travers la vitre du véhicule. Éberlué par sa sensibilité face au lieu tristement historique dans lequel nous nous trouvons, j’adresse à Julie la fierté que ma fille me procure. « Elle regarde son reflet, JF ». Ouan, c’est pas ma journée…

« Tout le monde a son cellulaire et son porte-monnaie ? » ai-je demandé en sortant du taxi. Il faut dire qu’à travers les années de voyage, j’ai développé une certaine passion de perdre des items de valeur. Téléphones oubliés ou volés, argent laissé dans le guichet duquel je venais de le retirer, et j’en passe. Cette année, j’ai pris l’initiative d’ajouter à cet arsenal l’oubli de ma liseuse numérique dans notre hôtel de Tokyo. Malgré toutes mes bonnes intentions de perdre définitivement cet item de luxe, j’avais omis d’inclure les bonnes manières japonaises dans l’équation.

En effet, l’hôtel tokyoïte avait retrouvé mon Kindle, et offrait de le poster à notre prochaine destination. De quoi déjouer les plans, même ceux de votre dévoué perdu.